Court de Gébelin (1725-1784)

Antoine Court de Gébelin (né probablement en 1725 à Nîmes- mort à Paris en 1784) a eu son heure de gloire comme polygraphe, grammairien et polyglotte hors-normes. Son nom est aujourd’hui un peu oublié. On le cite parfois lorsqu’il est question de langue, de discours, de parole, d’étymologie. Henri Meschonnic évoque son nom pour l’opposer à Leibniz (page 666 de sa Critique du rythme : anthropologie historique du langage, Verdier 1982). Michel Foucault dans Les mots et les choses (Gallimard, 1966) évoque « sa plus grande gloire et la plus périssable » (chapitre IV Parler p. 118). Honoré-Gabriel-Riquetti Comte de Mirabeau (1749-1791) disait que Gébelin était « Le plus grand grammairien de l’Europe » (cité in notice sur Court de Gébelin dans Lettres à Julie, écrites au donjon de Vincennes par Mirabeau et publiée par Meunier et Leloir en 1903 disponible sur Gallica BnF ici)

Antoine Court de Gébelin (1725-1784), écrivain français, 1784. Gravure de F. Huot. Paris, musée Carnavalet.

Jean-François Laharpe (1739-1803) brosse son portrait dans sa Correspondance littéraire (tome II) 

« M. de Gébelin est un homme sans fortune, vivant dans la retraite uniquement livré à son travail. Il n’est pas même de l’académie des inscriptions, quoiqu’il fût bien fait pour en être sa qualité de protestant l’en exclud. »

On ne connaît pas exactement l’année de naissance d’Antoine de Court de Gébelin. Selon les sources auxquelles on se réfère il aurait pu naître en 1719, 1724, 1725 ou 1728. On suppose qu’il est né à Nîmes, son père, Antoine Court y était pasteur protestant. Sa famille, comme celle de beaucoup réformés, a rapidement émigré en Suisse, une solution pour permettre à leurs enfants de faire des études. Selon La Nouvelle biographie du Docteur Hoefer des temps les plus reculés jusqu’à nos joursGébelin était un surnom inventé qu’il s’était donné lui-même pour mieux échapper aux persécutions religieuses. (cliquez ici ).

Antoine Court de Gébelin suit des études de théologie à Lausanne pour devenir pasteur. Il obtient une thèse de théologie et il enseigne à son tour la philosophie, la morale et la controverse à de futurs ministres du culte. À partir de 1763, il décide de s’installer en France, de renoncer à une carrière de pasteur pour se livrer plus librement à l’étude et à l’enseignement. Jean-Paul Rabaut de Saint-Étienne rapporte, au sujet de son retour en France, une anecdote qui montre que ses parents avaient fait l’objet de persécutions du fait de leur religion et qu’Antoine Court de Gébelin était un être fondamentalement désintéressé : « Il vit à Uzès, patrie de sa mère, les champs et les possessions que, dans sa fuite précipitée, elle avait été forcée d’abandonner, et qui étaient passés dans des mains étrangères ; mais il les vit sans envie : et lorsque depuis on lui indiqua les moyens de se les faire restituer, il ne put se résoudre à déposséder ceux qui étaient accoutumés à en jouir. » (Lettre sur la vie et les écrits de M. Court de Gebelin adressée au Musée de Paris. Paris 1784, disponible sur le portail de l’université de Göttingen ici).

Illustration Carte du Diocèse d’Uzès / Dressée sur les Lieux par le Sieur. Gautier (1660-1737) Ingénieur. Architecte et Inspecteur des Ponts et Chaussées de France un document Gallica BnF 

En s’installant à Paris, il décide de se consacrer à la littérature et à la science en créant une « société libre de sciences, lettres et beaux-arts » : « Le Musée de Paris » dont il sera nommé président. 

La langue, les langues, la parole humaine ont été un de ses sujets de recherche de prédilection. Antoine Court de Gébelin a voulu construire un système permettant l’étude de toutes les langues à partir d’une langue primitive dont toutes seraient issues. Cette langue a des origines naturelles. Il envisageait donc la parole humaine comme ancrée dans le corps humain et donc d’abord dans ses émotions et sentiments. La comparaison qu’il établit entre l’appareil phonatoire et les instruments de musique (et notamment l’orgue) mérite d’être citée : 

« La connaissance d’un Art dépend toujours des Éléments qui le composent : on ne saurait donc se former une juste idée de l’origine du Langage et du rapport des Langues, sans connaître leurs premières causes, surtout la nature et les effets de l’Instrument vocal, duquel se tirent tous les éléments de la parole, ces sons sans lesquels n’existerait point de peinture des idées.

L’Instrument vocal est l’assemblage des organes au moyen desquels l’Homme manifeste ses idées par la parole, et ses sensations par la voix et par le chant. 

Ces organes sont en très grand nombre ; ils composent un instrument très compliqué, qui réunit tous les avantages des instruments à vent, tels que flûte, des instruments à cordes, tels que le violon ; des instruments à touches, tels que l’orgue, avec lequel il a le plus de rapport ; et qui est de tous les instruments de musique inventés par l’homme, le plus sonore, le plus varié, le plus approchant de la voix humaine. 

Comme l’orgue, l’instrument vocal a des soufflets, une caisse, des tuyaux, des touches. Les soufflets sont ses poumons ; les tuyaux, le gosier et les narines ; la bouche est la caisse ; et ses parois les touches. 

Cet instrument fournit à l’homme des sons simples, tels que la voix et le chant ; et des sons représentatifs, modifications de la voix, tels que les voyelles et les consonnes. » 

Vidéo: Louis Thiry interprète «Dialogues sur les grands jeux» de Nicolas de Grigny à l’orgue de Saint Théodorit à Uzès.

On peut donner un aperçu de son esprit de système dans sa description des éléments de la langue (en 1773) : 

« Les divers Éléments dont est composé le langage ses divisent en trois classes : 

1° Sons, ou Voix.

2° Articulations, ou Intonations simples

3° Passage, ou Articulations doubles. 

Les Voix ou Sons et les Intonations ou Articulations sont immuables, parce qu’ils n’ont jamais pu être inventés. En conséquence ils sont les mêmes chez tous les Peuples ; au lieu que les Passages ou consonnes doubles, effets de leur volonté ou de leurs besoins, varient suivant les Peuples. »

Il divise la langue primitive en trois séries de sept  éléments (sept voyelles, sept consonnes fortes, sept consonnes douces). 

« Les Intonations ou Articulations sont l’effet des touches qui composent l’instrument vocal, et forment deux séries différentes, une de consonnes fortes, l’autre de consonnes faibles, suivant que l’intonation de chaque touche est forte ou faible, légère, ou dure. Chacune de ces séries est composée de sept consonnes, qui correspondent à autant de touches de l’instrument vocal ; et dans ces séries chaque consonne forte répond à une douce : d’où résulte un Alphabet naturel, immuable et universel de vingt-et-une lettres, c’est-à-dire de sept Voyelles, et de quatorze Consonnes auxquelles fut assujetti le premier qui parla. 

« Ainsi dès qu’il y eut deux personnes sur terre, elles purent parler, et elles le firent en effet ; il ne fallut pour cela aucun effort, aucun travail : il en fut comme du physique : on n’attendit pas les Règles du mouvement pour se mouvoir et marcher, on marcha, parce qu’il le fallait et parce qu’on était fait pour marcher. De même, l’Homme entraîné par l’impétuosité du sentiment, ouvrit la bouche et rendit des sons articulés : ces sons articulés peignirent ses sentiments, et sa Compagne l’entendit, elle lui répondit, et il entendit à son tour : et par cette réciprocité de sons, leurs âmes se dévoilèrent l’une à l’autre, d’où naquit entr’eux un attrait qu’ils ne trouvaient nulle part. » (in Le Monde Primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans son génie allégorique et dans les allégories auxquelles conduisit ce génie précédé du plan général des diverses parties qui composeront ce monde primitif avec des figures en taille-douce. Disponible dans les collections de Gallica BnF ici )

En France, Antoine Court de Gébelin « put profiter de tous les secours que pouvaient lui donner les bibliothèques publiques , ainsi que les collections de livres et d’objets d’art et d’antiquité, formées par des amateurs opulents, pour continuer un travail d’une importance considérable qu’il avait entrepris déjà depuis plusieurs années. Il ne se proposait rien moins que d’ expliquer l’antiquité tout entière, avec ses traditions historiques, ses mythologies, ses cosmogonies. L’incohérence, le vague, l’obscurité de toutes les interprétations essayées jusqu’à ce moment lui semblaient une preuve de leur fausseté, et cependant c’est dans la connaissance de l’antiquité qu’ il faut aller chercher la connaissance de tous les temps postérieurs, puisqu’ elle contient les origines de la plupart des idées, des lois, des coutumes qui sont communes à tous les peuples, et qu’ elle est, comme il s’exprime lui-même, la clé de toutes les institutions modernes. » (Nicolas Michel, Histoire littéraire de Nîmes et des localités voisines, 1854 (page 262), disponible sur Gallica BnF ici). 

Court de Gébelin déploie aussi une formidable énergie à défendre la cause des protestants du Royaume de France.

« C’était un singulier phénomène pour le temps que cette vie d’ érudition et de zèle religieux, que cet empressement d’un infatigable travailleur à poursuivre à la fois les conquêtes de la philologie et celles de la tolérance politique. Ainsi , au même moment que de Gebelin faisait des visites répétées à Versailles pour l’affaire Calas, il encourageait de Beaumont à traiter la question du procès Sirven ; il s’occupait des persécutions de l’église d’ Orange auprès du duc de Choiseul ; il allait conférer avec M. d’Etigny, l’intendant d’ Auch, sur les rigueurs exercées contre les églises du Béarn ; il s’élevait partout contre un arrêt rigoureux du parlement de Grenoble, condamnant à mort des ministres contumaces ; il se mettait en rapport avec les membres du parlement qui se trouvaient à Paris et les disposait à la tolérance ; il conseillait ou déconseillait la convocation des synodes ; il rédigeait de nombreux placets sur les mariages des protestants et sur l’abolition des lois pénales , qu’il présentait au ministre de St-Florentin ; il se constituait l’intermédiaire entre les églises du Nord, qui demandaient des pasteurs , et le séminaire de Lausanne … » (Ch. Coquerel, Histoire des Églises du désert, t. II pages 487 à 491).

Cette activité en faveur du protestantisme (très liée aux affaires Calas et Sirven) a suscité la publication en 1763 des Toulousaines ou lettres historiques et apologétiques en faveur de la religion réformée et de divers protestants condamnés ces derniers temps par le parlement de Toulouse (disponible ici  sur le portail des Bibliothèques Universitaires de Toulouse).

À Paris il est admis à la loge Maçonnique des neuf sœurs où il a notamment pu fréquenter le compositeur de musique Nicolas Dalayrac (1753-1808) et Benjamin Franklin (1706-1790). On sait qu’avant d’être admis dans cette loge il devait déjà connaître ce philosophe puisqu’ils avaient fondé ensemble une revue intitulée Affaires de l’Angleterre et de l’Amérique (à partir de 1776). Cliquez ici

Affaires d’Angleterre et d’Amérique n°1 (1776)

Son oeuvre monumentale du Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne ne fut jamais achevée. Mais ce qui reste de ses écrits est original et passionnant quand on prend le temps de s’y plonger… Son esprit d’analyse en fait l’un des précurseurs de la linguistique.

Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne… (page 20) document Gallica BnF

Pour en savoir plus :

Rabaut de Saint Étienne (associé au Musée de Paris), Lettre sur la vie et les écrits de M. Court de Gebelin adressée au Musée de Paris. Paris 1784. Nombre de pages : 28 Disponible ici sur le portail de l’Université de Göttingen.

Article Court de Gébelin, in Nouvelle biographie générale : depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours sous la direction du docteur Hoefer (tome XII), 1855 (page 215 et suivantes). Disponible sur Gallica BnF cliquez ici.

Michel Nicolas, Histoire littéraire de Nîmes et des localités voisines, 1854 (pages 260 et suivantes consacrées à Court de Gébelin). Disponible sur Gallica BnF cliquez ici.

Notice à propos de Court de Gébelin sur le site du Musée protestant cliquez ici.

Court de Gébelin, un aventurier de la parole, article signé Marie Frantz sur le site Internet Le Philosophe Inconnu (Louis- Claude de Saint Martin). Cliquez ici.

Oeuvres d’Antoine Court de Gébelin (ressources en ligne)

Les Toulousaines ou lettres historiques et apologétiques en faveur de la religion réformée et de divers protestants condamnés ces derniers temps par le parlement de Toulouse, 1763 (une œuvre suscitée par les affaires Calas et Sirven). (disponible ici sur le site des Bibliothèques Universitaires de Toulouse)

Devoirs du prince et du citoyen, ouvrage posthume de M. Court de Gébelin pour servir de suite à la Déclaration des droits de l’homme. (publié en 1789). Disponible ici sur le site internet de Gallica BnF.

Histoire Naturelle de la Parole ou origine du Langage, de l’Écriture & de la grammaire à l’usage des jeunes gens… (publié en 1772) Disponible ici sur le site internet Gallica BnF.

Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 9 volumes parus entre 1773 et 1782 la réputation de cet ouvrage vaudra à Court de Gébelin d’être nommé « Censeur royal » à partir de 1773. 

Page de garde du premier volume du Monde Primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, document Gallica BnF.

Volume 1: Monde Primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans son génie allégorique et dans les allégories auxquelles conduisit ce génie précédé du plan général des diverses parties qui composeront ce monde primitif avec des figures en taille-douce, par M. Court de Gebelin de Société Économique de Berne, et de l’Académie Royale de La Rochelle. Paris 1773. Nombre de pages 625. Disponible ici sur Gallica BnF.

Volume 2: Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans l’histoire naturelle de la parole ; ou grammaire universelle et comparative; par M. Court de Gebelin, de la Société Économique de Berne, et l’Académie Royale de La Rochelle. Paris 1774. Nombre de pages 727. Disponible ici sur Gallica BnF.

Volume 3: Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans l’histoire naturelle de la parole ; ou origine du langage et de l’écriture, avec une réponse à une critique anonyme, et des figures en taille-douce. Par M. Court de Gebelin de la Société Économique de Berne, et de l’Académie Royale de La Rochelle. Paris 1775. Nombre de pages : 687. Disponible ici sur Gallica BnF.

Volume 4: Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne considéré dans l’histoire du calendrier « Qu’ils servent (le Soleil et la Lune) de Signes, pour les fêtes , pour les jours, & pour les Années. » (tome 4). Paris 1776. Nombre de pages : 675. Disponible ici sur Gallica BnF.

Volume 5: Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne considéré dans les origines françoises ou dictionnaire étymologique de la langue françoise par M. Court de Gebelin de la Société Économique de Berne, des Académies Royales de La Rochelle, Dijon et Rouen. Paris 1778. Nombre de pages 771. Disponible ici sur Gallica BnF.  

Volume 6: Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne considéré dans les origines latines ou Dictionnaire Étymologique de la langue Latine avec une carte et des planches : Par M. Court de Gébelin, de Diverses Académies (tome 6). Première Partie. Paris 1779. Nombre de pages 727. Disponible ici sur Gallica BnF.

Volume 7: Monde primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans ses origines latines ; ou dictionnaire étymologique de la langue latine ; avec une carte et des planches, seconde partie par M. Court de Gebelin, de diverses académies, Paris 1780. Nombre de pages 841. Disponible ici sur Gallica BnF.

Volume 8: Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans les divers Objets concernant l’Histoire, le Blason, les Monnaies, les jeux, les Voyages de Phéniciens autour du Monde, les Langues Américaines, etc. ou Dissertations mêlées (tome 1) remplies de découvertes intéressantes ; avec une carte, des planches, et un Monument d’Amérique. Par M. Court de Gebelin, de diverses Académies, Censeur Royal. Paris 1781. Nombre de pages 731. Disponible ici sur Gallica BnF.

Volume 9: Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans les origines grecques ; ou dictionnaire étymologique de la langue grecque, précédé de recherches et de nouvelles vues sur l’origine des Grecs et de leur langue, par M. Court de Gébelin, De diverses Académies, Censeur Royal à Paris 1782. Nombre de pages 793. Disponible ici sur Gallica BnF.